Marchés et stratégies

Allemagne : 5 ans de stagnation, et après ?

Après avoir été la locomotive économique de l’Europe pendant plus d’une décennie, la crise covid a marqué un tournant pour l’Allemagne. Elle a vu son modèle économique remis en cause sur plusieurs fronts : commercial, industriel, énergétique, ... Il parait intéressant de se pencher sur les raisons de ses difficultés relatives actuelles et de voir les challenges auxquels l’Allemagne devra s’attaquer pour connaitre un redémarrage économique plus marqué. Il faut ainsi se rappeler que l’Allemagne, qui était qualifiée « d’homme malade de l’Europe » au début des années 2000, avait su s’adapter et se réformer (Agenda 2010) pour connaitre ensuite une longue période de croissance soutenue.

Publié le 17 février 2025

Allemagne

Juliette Cohen
Stratégiste - CPRAM

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Deux années de récession et des perspectives de reprise très modestes

Entre 2009 et 2019, l’économie allemande a connu une longue période de croissance soutenue, 1,9% par an en moyenne, puis sur les 5 dernières années, le PIB allemand a tout simplement stagné. C’est une situation relativement inédite en Europe puisque les autres grandes économies de la zone ont connu des performances modestes mais légèrement positives : 0,8% de croissance annuelle moyenne en France, 1,1% en Italie et 1,5% en Espagne. 

Selon l’estimation provisoire de l’office fédéral des statistiques (Destatis), le PIB se serait replié de 0,2% en 2024 après déjà une année de contraction en 2023 (-0,1%). En 2023, c’est la demande intérieure, notamment la consommation et l’investissement, qui a pesé sur la croissance. En 2024, ce sont le commerce extérieur et l’investissement qui ont pesé.

Les enquêtes de conjoncture restent très dégradées dans tous les secteurs et ne laissent pas attendre de rebond marqué à court terme.

Ainsi, les perspectives de croissance pour 2025 restent très modestes : les dernières prévisions du FMI tablent sur une croissance de 0,2% sur l’année et sont alignées sur celles de la Bundesbank.

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Le rôle central du secteur industriel dans le modèle économique allemand

L’Allemagne se distingue en Europe par un secteur industriel très important et par le fait que cette situation a perduré malgré la mondialisation des 20 dernières années. Quatre secteurs apparaissent comme clés : l’automobile, la construction mécanique, les équipements électriques et électroniques et l’industrie chimique. 

En 2023, l’industrie manufacturière représentait 20,4% de la valeur ajoutée générée par l’économie allemande contre une moyenne européenne à 16,4%. Le secteur industriel est également très important en termes d’emplois puisqu’il compte 8 millions d’employés.

Depuis 2018, la production industrielle allemande n’a cessé de se contracter, affectée par des difficultés successives : repli du commerce mondial, Brexit, baisse des exportations vers la Chine, difficultés d’approvisionnement post crise covid, manque de main d’œuvre, prix de l’énergie, baisse des ventes automobiles…. De ce fait, la production industrielle est aujourd’hui inférieure de près de 10% à son niveau d’avant covid et même de 15% pour les industries intensives en énergie. Le secteur automobile allemand n’échappe pas aux difficultés et a produit 6% de voitures en moins en 2024 par rapport à 2019.

Aujourd’hui, c’est le manque de demande à la fois domestique et à l’exportation qui apparait comme la difficulté la plus persistante. L’enquête de la Commission européenne menée au 4ème trimestre 2024 auprès des industriels allemands, montrait que 43% des répondants déclaraient qu’ils limitaient leur production du fait d’une demande trop faible. Ce niveau n’avait pas été atteint depuis la grande crise financière. 

Les difficultés à l’exportation sont en partie liées à la perte de compétitivité de l’Allemagne (chimie) et à la montée en gamme de la concurrence chinoise. Ainsi, l’Allemagne se retrouve en concurrence frontale avec l’industrie chinoise dans l’automobile, notamment la production de véhicules électriques, et les machines-outils. 

Par ailleurs, l’Allemagne n’a pas encore réussi à faire émerger de nouveaux grands acteurs dans le secteur technologique comme elle avait réussi à le faire dans d’autres industries. 

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Une forte ouverture à l’international

    L’Allemagne est classée 3ème exportateur mondial derrière la Chine et les Etats-Unis. Les exportations de biens et services allemandes représentent près de 44% du PIB de 2023 et le taux d’exportation dans l’industrie manufacturière atteignait 48,4 % en 2021.

    Si les échanges avec les Etats-Unis se sont fortement développés ces dernières années, l’Allemagne a souffert d’un tassement de ses exportations vers le Royaume-Uni (effet du Brexit) et surtout vers la Chine. Jusqu’à la fin de l’année 2020, son solde commercial avec la Chine est resté légèrement déficitaire (une vingtaine de milliards d’euros par an), et c’est à compter de 2021 que le déficit commercial allemand vis-à-vis de la Chine s’est fortement creusé pour atteindre 60 Mds € en 2023 puis 65 Mds € en 2024. Cela intervient à un moment d’autant plus compliqué que l’Allemagne apparait comme la principale cible des mesures commerciales que souhaiterait prendre le président Trump à l’encontre de l’Europe. L’Allemagne a ainsi exporté pour près de 160 Mds € de biens vers les Etats-Unis en 2024 et présentait ainsi un excédent commercial de près de 70 Mds € avec le pays.

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      Une facture énergétique salée depuis la guerre en Ukraine

        L’Allemagne a opéré une sortie du nucléaire en 2011 et a investi dans le développement des énergies renouvelables tout en maintenant une certaine dépendance aux énergies fossiles qui représentaient encore près de 75% de son mix énergétique en 2023 et 41% de son mix électrique. Pendant de nombreuses années, l’Allemagne a bénéficié de prix du gaz très faibles, en moyenne inférieurs à 20€/MWh, grâce à l’approvisionnement en gaz russe. Ces prix ont très fortement augmenté après le déclenchement de la guerre en Ukraine, avec une moyenne de 95€/MWh en 2023. Même si une accalmie sur les prix a été observée depuis 2023, les prix du gaz restent aujourd’hui près de deux fois supérieurs à ce qu’ils étaient avant 2022. 

        L’Allemagne a connu un pic d’inflation à 10,4% en octobre 2022 et un profil d’inflation très proche de celui de la zone euro sur les dernières années.

        Cependant, si on compare le niveau général des prix énergétiques entre la fin 2021 et la fin d’année 2024, la hausse est de près de 24,6% en Allemagne contre près de 4 points de moins pour la zone euro. La hausse des prix de l’énergie a ainsi été bien plus marquée outre-Rhin que dans le reste de l’Europe.

        Les tarifs de l'électricité sont également plus de deux fois plus élevés que ceux des pays de l'OCDE où les tarifs sont les plus bas. 

        Le risque d'importation d'énergie reste également élevé et les épisodes couplant températures basses et faible vent « Dunkelflaute » ont conduit à de fortes importations d’électricité nucléaire française. L’Allemagne reste également très dépendante de ses approvisionnements en gaz, qui représentait encore 24% de son mix énergétique et 14% de son mix électrique en 2023. Le sujet des prix de l’énergie, qui obère la compétitivité des entreprises et pèse sur la confiance des ménages, figure en bonne place dans les programmes politiques pour les élections du 23 février 2025. 

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        La politique budgétaire a fortement contraint la dépense publique et les investissements

          Pour l’Allemagne, le cadre budgétaire européen constitue une contrainte limitée puisqu’avec un déficit public à 2,2% du PIB en 2024 et une dette revenue à 62% du PIB après un pic à 68% en 2020, elle respecte d’ores et déjà les règles du Pacte de stabilité et de croissance. 

          En revanche, les règles allemandes qui ont été introduites dans la constitution à la suite de la grande crise de 2008 et notamment le « Frein à l’endettement » (Schuldenbremse) restreignent considérablement ses marges de manœuvre budgétaires. 

          Elles prévoient que le gouvernement recherche l’équilibre budgétaire (Schwarze null) et que le déficit structurel1 du budget fédéral sera limité à 0,35% du PIB. Cette règle a permis de stabiliser la dette publique à un niveau proche de 60% du PIB mais elle a aussi fortement contraint les investissements publics.

          Les récents gouvernements ont multiplié les fonds spéciaux pour réaliser des investissements car ils présentaient l’avantage de ne pas être intégrés dans le budget fédéral et n’étaient donc pas soumis aux limites budgétaires allemandes. Dans un audit d’août 2023, la Cour des comptes allemande dénombrait 29 fonds spéciaux pour un volume de financement total de 869 Mds € et appelait à leur intégration dans le budget fédéral pour que le parlement puisse les contrôler plus efficacement. En 2023, ils ont financé 170,9 Mds € de dépenses publiques.

          Le recours aux fonds spéciaux a été affecté par la décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe de novembre 2023. En effet, elle a supprimé l’utilisation de 60 Mds € de crédits initialement prévus pour la crise du Covid puis réaffectés à un fonds dédié à la transformation de l’économie et au climat. Si leur utilisation est aujourd’hui plus compliquée, leur suppression ou la réduction de leur nombre ne pourra pas être mise en œuvre sans assouplissement des règles budgétaires au risque de voir les investissements publics s’effondrer. 

          Le conseil des experts économiques qui conseille le gouvernement a proposé une réforme du « frein à l'endettement » pour le rendre plus flexible notamment quand la dette est faible. Cela passe par une modification de la Constitution allemande, qui requiert une majorité des deux tiers à la Chambre haute et à la Chambre basse du Parlement (Bundesrat et Bundestag). Le FMI dans son article IV sur l’Allemagne datant de juillet 2024 appelait également à une réforme du frein à l’endettement afin de faire face aux défis posés par le vieillissement de la population et de mener les investissements nécessaires à la modernisation de l’économie. 

          Ce débat semble retenir l’attention de la CDU, du SPD et des verts et pourrait amener à une inflexion des règles après les élections de février 2025. Une flexibilité accrue, qui resterait dans le cadre budgétaire européen, permettrait de bénéficier de quelques dizaines de milliards d’euros supplémentaires pour des investissements publics.

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          La nécessaire « modernisation de l’économie »

            Dans un rapport datant de la fin d’année 2024, le Conseil allemand des experts économiques appelait le gouvernement à investir des fonds publics dans la modernisation de l’économie. Ils estimaient que « les dépenses publiques orientées vers l’avenir sont faibles en Allemagne depuis de trop nombreuses années. » Celles-ci s’élevaient à 7,6% du PIB en 2022 et s’avéraient ainsi inférieures de plus d’un point de PIB à celles de la moyenne européenne. Trois domaines leur apparaissent comme prioritaires : les infrastructures de transport, la défense et l’éducation. Ils suggèrent de créer un fonds d'investissement pour les transports et des quotas minimum de dépenses pour l'éducation et la défense. 

            En février 2022, à la suite de l’invasion de l’Ukraine, le chancelier Olaf Scholz s’était engagé à atteindre l’objectif de l’OTAN de consacrer 2% du PIB aux dépenses militaires alors que le pays y consacrait seulement 1,38% de son PIB. Un effort colossal d’investissement a pu être réalisé en quelques années grâce à la création d’un fonds dédié à la défense doté de 100 Mds €. Or, celui-ci devrait être épuisé en 2027 et il faudra alors trouver des financements supplémentaires pour pérenniser ces dépenses. 

            Le marché du travail a bien résisté et la pression démographique s’accélère

              Même si l’activité a reculé ces deux dernières années, le marché du travail est resté relativement résilient. Ainsi, après avoir connu un point bas à 2,9% en mai 2023, le taux de chômage (au sens du BIT) a entamé une lente remontée et se situait à 3,4% en décembre 2024. Le taux de chômage mesuré à partir des personnes inscrites à l’Agence fédérale pour l’emploi a quant à lui progressé de 5% en mai 2022 à 6,1% en décembre 2024. Plusieurs grandes entreprises allemandes ont fait des annonces de réduction d‘effectifs ou de fermeture d’usines pour les mois qui viennent. 

              Ainsi, les prévisions tablent sur la poursuite de cette lente dégradation du marché du travail en 2025 mais le vieillissement de la population allemande et la baisse de la population active restent un facteur structurel de soutien. En effet, une étude récente de l'Institut de l'économie allemande (IW) montrait que la population âgée de 15 à 66 ans allait baisser de 13,9% entre 2023 et 2040, passant de 37,5 millions de personnes à 32,3 millions en l’absence d’immigration. Cette baisse pourrait être limitée à 6% avec une immigration de travail de 4,8 millions de personnes. 

              Allemagne

              Des ménages très pessimistes et une consommation qui repart lentement

                Le niveau de confiance des ménages allemands reste particulièrement dégradé malgré la baisse de l’inflation. Cela s’est traduit par une très forte hausse du taux d’épargne qui a atteint 20,5% au 3ème trimestre 2024, soit bien au-dessus de sa moyenne de long terme (17,5%) et de celui de la France. Le corollaire est une consommation qui a légèrement baissé en 2023 et au 1er semestre 2024.

                Cependant, depuis quelques mois, une inflexion est perceptible et la consommation a contribué modestement à la croissance en fin d’année 2024. La baisse du risque politique et le redressement plus substantiel de la confiance des ménages pourraient générer un second souffle pour la consommation qui devrait constituer l’un des principaux contributeurs à la croissance en 2025.

                Allemagne

                Le chancelier Olaf Scholz avait estimé que la guerre en Ukraine marquait pour l’Allemagne l’entrée dans une nouvelle ère, un changement d’époque (« Zeitenwende »). Si cet événement a porté un nouveau coup dur au modèle économique allemand basée sur une industrie forte et exportatrice, ses difficultés étaient déjà perceptibles depuis quelques années. La guerre en Ukraine a mis en lumière la forte dépendance énergétique de l’Allemagne au gaz russe, mais c’est sa dépendance commerciale envers la Chine qui apparait comme son défi le plus structurel. 

                Alors que le modèle allemand doit s’adapter à cette nouvelle donne, il peut compter sur ses forces, notamment des finances publiques très solides qui offrent des marges de manœuvre budgétaires pour peu que l’on assouplisse le frein à l’endettement. Ensuite, son tissu industriel bien diversifié comme en attestent les 7 Magnifiques de l’indice Dax : l’éditeur de logiciels SAP, l'assureur Allianz, le réassureur Munich Re, le groupe pharmaceutique Merck, le groupe énergétique Siemens Energy, le groupe industriel de l'armement Rheinmetall, et l'opérateur télécoms Deutsche Telekom. Enfin, la baisse de l’inflation et le maintien d’un taux de chômage très faible et d’un marché du travail solide devraient conduire à un soutien de la demande domestique privée après plusieurs années de contraction. 

                1. Le solde structurel représente le solde budgétaire qui serait obtenu en dehors des effets de la conjoncture. Il correspond donc au solde budgétaire quand la croissance du PIB est à son potentiel. Les différences d'évaluation du solde structurel sont liées à la difficulté d'évaluer la croissance potentielle d'un pays.

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