Biodiversité

Banques centrales et biodiversité

Les banques centrales et les autorités de supervision engagées dans le Network for Greening the Financial System (NGFS) ou Réseau pour le verdissement du système financier, estiment que les risques liés à l’environnement sont une source de risques financiers et qu’il est donc de leur ressort de veiller à ce que le système financier puisse résister à ces risques : « Les risques liés à la nature, notamment ceux associés à la perte de biodiversité, pourraient avoir des répercussions macroéconomiques importantes, et l’incapacité à prendre en compte, atténuer et s’adapter à ces répercussions est une source de risques importants pour la stabilité financière ».

Publié le 08 janvier 2025

biodiversité

Juliette Cohen
Stratégiste - CPRAM

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Si le monde financier s‘intéresse au changement climatique depuis de nombreuses années, l’intérêt porté à la biodiversité est plus récent. En effet, les études pour évaluer la dépendance des entreprises et du système financier à la biodiversité n’ont débuté qu’il y a une dizaine d’années. Une étude montre que la proportion de discours des banques centrales mentionnant le changement climatique était encore 10 fois supérieure à ceux mentionnant la biodiversité en 2023 malgré une très forte hausse de ces derniers depuis 2017.

Il est intéressant de voir comment les banques centrales et les superviseurs financiers se sont emparés de ce sujet et quel rôle ils peuvent jouer dans la meilleure appréhension des risques liés à la biodiversité sur les systèmes économiques et financiers.

Les risques financiers provenant de la dégradation de la nature

La nature et la biodiversité rendent des services essentiels à de nombreuses activités humaines, appelés services écosystémiques : services d’approvisionnement, de régulation ou encore immatériels. En même temps, certaines activités économiques nuisent à la nature.

La dégradation de la biodiversité génère donc deux types de risque : un risque physique lié à la dépendance d’une activité aux services écosystémiques et un risque de transition ou risque d’empreinte pour les activités qui vont devoir s’adapter pour limiter leur impact négatif sur la nature. La relation entre la biodiversité et les institutions financières est indirecte et à double sens. La détérioration des services naturels et écosystémiques a un impact sur la production de nombreux secteurs et par extension sur les institutions financières qui les financent. Cela peut générer un risque de crédit et un risque sur la valeur des actifs des banques. Par ailleurs, les institutions financières financent des entreprises qui ont des impacts négatifs sur la nature.

Plus la dégradation de la nature s’intensifie et plus son impact sur l’économie risque d’être important. Ces risques peuvent s’accumuler et s’amplifier les uns les autres, et menacer ainsi la stabilité financière.

Les difficultés d’évaluer les risques liés à la nature

L’évaluation des risques liés à la nature bute sur de nombreuses difficultés méthodologiques : complexité des écosystèmes, absence de mesure unique de la biodiversité, absence de valeur fondamentale de la biodiversité, non linéarité des écosystèmes, substituabilité limitée du capital naturel qui pourrait conduire à des risques en cascade, multiples scénarios sur l’évolution de la biodiversité, incertitude sur les chocs qui pourraient l’affecter ainsi que les canaux de contagion…

Ensuite, il est complexe d’apprécier l’activité d’une entreprise et ses interactions avec les écosystèmes en intégrant l’ensemble de sa chaine de valeur.

Les pratiques de divulgation d’informations financières liées à la nature en sont à un stade plus précoce que celles liées au climat. Mais le groupe de travail sur les informations financières relatives à la nature (TNFD : Taskforce on Nature-related Financial Disclosures) a publié des recommandations en septembre 2023 pour aider à identifier, analyser, gérer et divulguer ces informations. Il devrait jouer un rôle de coordination comme la TCFD (Taskforce on Climate Financial Disclosures) a pu le faire pour les données sur le climat.

L’appréhension des risques liés à la nature par les banques centrales

    Le concept de double matérialité conduit à évaluer conjointement la vulnérabilité des institutions financières aux risques liés à la biodiversité et leur contribution à ces risques. Plus le système financier contribue à dégrader la biodiversité et plus il est exposé aux risques physiques (si rien n’est fait) et de transition (si des mesures sont prises).

    La banque centrale des Pays-Bas a été la 1ère banque centrale à proposer un cadre d’évaluation des risques financiers liés à la nature en 20201 qui l’a conduit à définir un indicateur de sensibilité à la dégradation des services écosystémiques (EDSI).

    Un élément essentiel du cadre EDSI est l’intégration de nombreuses sources de données et d’outils : la base de données ENCORE2 a permis de mesurer la dépendance de chaque secteur économique aux services écosystémiques, il a fallu également utiliser une cartographie des chaines d’approvisionnements (EXIOBASE) et évaluer l’ampleur de la dégradation des services écosystémiques (ND-GAIN). La combinaison de ces données a permis d’aboutir à un facteur de vulnérabilité qui mesure la manière dont la dégradation de la nature déprécie les actifs des entreprises qui dépendent de la nature et augmente la probabilité de défaut de ces entreprises.

    L’étude révèle que les institutions financières néerlandaises sont exposées à hauteur de 510 milliards d’euros aux entreprises ayant une dépendance élevée ou très élevée à un ou plusieurs services écosystémiques, soit 36 % des portefeuilles examinés. L'empreinte biodiversité des institutions financières néerlandaises est comparable à la perte de plus de 58 000 km² de nature vierge ce qui représente une superficie de plus de 1,7 fois la surface terrestre des Pays-Bas.

    La banque centrale des Pays-Bas a mené une nouvelle étude en 2023 qui se veut plus prospective puisqu’elle intègre 5 scénarios d’évolution de la biodiversité : 4 scénarios de transition et un scénario de risque.

    La Banque de France a mené en 2021, une 1ère évaluation des risques liés à la biodiversité pour le système financier français. Il en ressort que 42% du portefeuille de titres détenus par les institutions financières françaises ont été émis par des entreprises qui dépendent fortement ou très fortement d’au moins un service écosystémique. La principale dépendance aux services écosystémiques3 concerne la fourniture d’eau, indispensable aux processus de production dans les secteurs primaires et secondaires.

    Elle a également montré que les activités économiques financées par les institutions financières françaises ont un impact comparable à la perte de 130 000 km² de nature vierge, ce qui correspond à l’artificialisation d’un quart de la surface de la France métropolitaine. Les mesures qui seront prises pour protéger la nature auront donc un impact significatif sur l’activité de nombreux acteurs économiques.

    Le NGFS a publié une 1ère version de son cadre conceptuel sur les risques financiers liés à la nature en septembre 2023 puis une version enrichie en juillet 2024. Il comprend un rapport qui décrit le cadre général des risques liés à la nature et un deuxième rapport qui s’attache plus spécifiquement au risque de litiges liés à la nature. Ceux- ci sont en constante progression.

    Ces travaux visent deux objectifs, d’abord fournir au système financier un langage commun sur les risques liés à la nature et ensuite guider l'action des banques centrales et des superviseurs financiers.

    François Villeroy de Galhau4 estimait que « par ces travaux, le NGFS a posé les fondements qui permettront aux banques centrales et aux superviseurs de commencer à prendre en compte de manière opérationnelle la dégradation de la nature dans leur mandat. »

    Une étude européenne très récente datant de décembre 20245 réalise un 1er test de résistance du secteur financier européen au risque de transition lié à la biodiversité. Il en ressort que l’exposition directe du système financier européen aux risques de transition en lien avec la biodiversité est modérée et inférieure à celle aux risques de transition liés au climat.

    En dehors de l’Europe, la biodiversité est encore peu appréhendée par les banques centrales. Néanmoins, en Asie, la Banque centrale de Malaisie a été pionnière dans l’étude des relations entre le système financier et les risques liés à la nature. Elle a ainsi publié en coopération avec la Banque mondiale un rapport intitulé « Une étude des risques financiers liés à la nature en Malaisie » en mars 2022. Il en ressort qu’environ 54 % du portefeuille de prêts commerciaux des banques malaisiennes pourraient être exposés à un risque physique, étant fortement ou très fortement dépendants de services écosystémiques. Dans le même temps, le portefeuille de prêts des banques est exposé à un risque de transition important. Si le gouvernement mettait en place des politiques de protection de la nature ou si les préférences des consommateurs devaient changer, 87 % du portefeuille de prêts commerciaux des banques malaisiennes pourraient actuellement être exposés à des secteurs qui ont un fort impact sur les services écosystémiques.

    Le Conseil de stabilité financière, qui coordonne au niveau international les travaux des autorités et superviseurs financiers, a réalisé en juillet 2024 un bilan des risques liés à la nature et proposé des perspectives pour la supervision et la réglementation en matière financière. Ce bilan montre que les autorités ont des niveaux d’appréhension de ce sujet très différents. Certaines préfèrent se concentrer sur les risques liés au climat et n’ont que très peu appréhendé les risques liés à la nature.

      Les pistes pour la suite

        Comme nous venons de le voir, l’appréhension des risques liés à la nature et de leurs interactions avec les institutions financières est menée en référence au mandat de stabilité financière des banques centrales. Dans ce domaine, l’Europe et plus particulièrement la BCE sont en 1ère ligne en matière de recherche. La BCE a ainsi fait de la nature l’un des axes prioritaires de son plan climat- nature pour 2024-2025.

        Le travail des banques centrales sur la biodiversité a d’abord consisté à approfondir la connaissance des risques financiers liés à la perte de biodiversité, puis à faire en sorte que les banques intègrent la gestion de ce risque dans leur stratégie et à exiger en tant que superviseurs que les banques fournissent un meilleur reporting sur les risques liés à la nature. Il faut noter que des progrès significatifs ont été réalisés en termes de disponibilité des données liées à la nature au cours de ces dernières années mais qu’il demeure des défis majeurs pour améliorer l’évaluation des risques financiers liés à la biodiversité : scénarios d’évolution de la biodiversité, scénarios de risques sur la biodiversité, transmission des risques entre secteurs, scénarios d’alignement des institutions financières avec les objectifs de préservation et de restauration de la nature … In fine, on retrouve avec la biodiversité un cheminement des banques centrales similaire à celui qu’elles avaient emprunté avec le changement climatique. Leur objectif est clair mais elles vont probablement encore tâtonner un moment. Bref, la « biodiversity finance » n’en est qu’à ses débuts.

        1. Endettés envers la nature. Exploration des risques pour la biodiversité dans le secteur financier néerlandais, Van Toor et al, Juin 2020.
        2. ENCORE : Exploring Natura Capital Opportunities, Risks and Exposure. Pour mesurer l’apport de la biodiversité à une activité donnée.
        Développée par l’Alliance de la finance pour le capital naturel.
        3. Svartzman et al. Un “printemps silencieux” pour le système financier ? Vers une estimation des risques financiers liés à la biodiversité en France.
        Document de travail, no 826, Banque de France, août 2021.
        4. Discours de François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France, 7 septembre 2023.
        5. Un test de résistance du système financier à la biodiversité. Sophia Arlt, Tobias Berg, Xander Hut et Daniel Streitz. Décembre 2024.

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