Marchés et stratégies

L'Espagne échappe à la morosité européenne

Alors que l’économie espagnole avait fortement souffert de la crise covid, son rebond post 2020 est particulièrement impressionnant. En effet, elle surperforme le reste de la zone euro de façon significative depuis maintenant 3 ans à la fois grâce à la bonne dynamique des secteurs des services mais aussi grâce à la croissance de son activité industrielle. Il est intéressant de se pencher sur les raisons de cette bonne performance économique, de voir les défis auxquels l’économie espagnole est confrontée et d’envisager si cette surperformance sera durable.

Publié le 10 décembre 2024

Espagne

Juliette Cohen
Stratégiste - CPRAM

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L'Espagne a connu trois années de croissance soutenue

Après avoir été particulièrement touchée par la crise Covid (contraction du PIB de 11,3 % en 2020), du fait du poids important du secteur touristique dans l’économie, l’Espagne a connu un début de sortie de crise lent. La consommation des ménages et l’investissement résidentiel ont mis du temps à se redresser et le PIB n’a retrouvé son niveau de fin 2019 qu’au 2ème trimestre 2022 soit un peu après la zone euro. Depuis fin 2021, l’Espagne connait un rythme de croissance quasi-systématiquement supérieur à celui de la zone euro prise dans son ensemble.

Espagne PIB

L’Espagne a en grande partie échappé à la crise énergétique

Le pays a été moins exposé à la guerre en Ukraine et à l’augmentation des coûts du gaz et de l’électricité qui en a résulté que les autres pays européens. En effet, l'Espagne et le Portugal ont demandé une dérogation à la règle de fixation des prix de l’électricité auprès de l'Union Européenne au motif des retards d’intégration de la péninsule ibérique au reste du réseau européen.

Grâce au « cap de gas » à 40€/MWh, l’Espagne a pu plafonner le prix du gaz entrant dans la production d'électricité à partir de juin 2022. Elle n’a donc pas subi les pics des prix du gaz et de l’électricité que le reste de l’Europe a connus en fin d’année 2022 et début 2023.

Espagne Electricité

Le pays a profité du plan de relance européen et de la crise énergétique pour adopter des objectifs ambitieux de développement des énergies renouvelables avec la création de parcs solaires et éoliens dans le centre de l’Espagne peu peuplé. En 2023, le pays a produit plus de 50 % de son électricité à partir de sources énergétiques renouvelables. L’Espagne se positionne désormais comme le second producteur européen d’énergies solaires et éoliennes derrière l’Allemagne.

En septembre, le gouvernement a adopté un nouvel objectif pour porter la part des énergies renouvelables dans la production d’électricité de 74 à 81 % à horizon 2030.

Un pic d’inflation en amont de la zone euro

    L’Espagne a connu son pic d’inflation à 10,8 % en juillet 2022, plusieurs mois avant le pic de la zone euro. La désinflation a été plus rapide du fait des mesures « inflation » qui ont directement ciblé les prix de l’énergie et de l’inflation. La consommation des ménages a mis du temps à retrouver son niveau d’avant crise covid mais s’est avérée plus dynamique que dans le reste de la zone euro depuis début 2023.

      Le secteur du tourisme bat des records

        Le secteur du tourisme est clé pour l’économie espagnole. En 2023, le secteur du tourisme a généré des revenus pour un montant de plus 180 Mds € soit 12,8 % du PIB espagnol. Il a contribué à hauteur de près de 70 % à la croissance de l’année 2023.

        Il emploie 2,7 millions de salariés soit 12,6 % de la population active et a largement contribué aux créations d’emplois récentes avec près de 100 000 postes créés en 2023 soit 17 % des créations d’emplois de l’année. En parallèle, la qualité de l’emploi s’est fortement améliorée avec la disparition des contrats à la tâche et la réduction de l’emploi temporaire (de 34% en 2019 à 8 % en 2023) au profit d’emplois à durée indéterminée (de 64 % en 2019 à 90 % en 2023).

        En 2024, le pays a franchi de nouveaux records, que ce soit en termes d’entrées de touristes en provenance de l’étranger ou de nombre de nuitées. Le secteur anticipe des revenus en forte hausse à plus de 200 Mds € sur l’année 2024.

        Ces dernières années, le secteur fait face à une « tourismophobie » de la part d’une partie de la population qui subit les désagréments liés au tourisme de masse. Dans ce contexte, un nouvel enjeu réside dans l’amélioration de son modèle de croissance en essayant de monter en gamme : plus grande valeur ajoutée des séjours, revenus par visiteurs plus élevés, flux de touristes mieux répartis dans l’année et dans les différentes régions …

        Espagne tourisme

        Une nette amélioration du marché du travail même si le chômage reste élevé

          Même si l’Espagne conserve un des taux de chômage parmi les plus élevés de la zone euro (11,2 % en octobre 2024 et 6,3 % pour la zone euro), le marché du travail s’est sensiblement amélioré au cours des dernières années. La réforme du marché du travail de 2021 a permis de réduire la part des contrats courts au profit de contrats à durée indéterminée. La part des contrats courts est ainsi passée de 25,6 % fin 2021 à 15,7 % début 2024, en ligne avec la moyenne européenne.

          Par ailleurs, il faut noter que la crise covid n’a pas impacté cette tendance favorable grâce au recours massif au chômage partiel (ERTE). Le taux de chômage a ainsi retrouvé en 2024 son niveau de 2008 et la participation au marché du travail s’est fortement accrue.

          Espagne chomage

          Une industrie diversifiée

            Comme la plupart des pays européens, l’Espagne a fait face à un mouvement de désindustrialisation marquée. La part de l’industrie (hors construction) dans la valeur ajoutée totale a ainsi baissé de façon quasi-ininterrompue entre la fin des années 1980 et 2020 passant de 20 % à moins de 14 %. Malgré une forte amélioration de la valeur ajoutée du secteur entre 2019 et 2022 avec un pic à 16% du PIB, celle-ci est revenue autour des 14 % en 2024. L’Espagne se positionne bien en-dessous de la moyenne européenne (17 %).

            L’industrie hors construction employait 2,9 millions de personnes au 2ème trimestre 2024 et ses effectifs étaient en forte croissance par rapport au creux enregistré en 2014.

            Depuis 2022, l’activité industrielle européenne a diminué de près de 10 % du fait de la conjonction de plusieurs facteurs défavorables, notamment la hausse des prix de l’énergie entravant sa compétitivité et une demande en repli. L’Espagne dénote dans ce paysage avec une production qui est restée stable sur la période.

            Le tissu industriel espagnol se distingue par sa diversification avec une forte représentation de la production de biens de consommation courante, agroalimentaire et textile notamment, suivie par l’automobile et les matériels de transport, puis la pharmacie et la chimie. Avec 2,2 millions de véhicules produits en 2022, l’Espagne est le 2ème producteur automobile en Europe (13 millions) après l’Allemagne (3,7 millions).

            Un tiers des ventes du secteur industriel sont réalisées à l’exportation, dont une large part dans l’union européenne (65 %). Les ventes à l’export sont particulièrement importantes dans le secteur automobile et celui des autres matériels de transport (quasiment 70 % en 2022) mais aussi dans la pharmacie (56 %) ou les machines et équipement (51 %).

            Espagne industrie

            Plans d’investissement

            L’Espagne fait partie des grands bénéficiaires du Plan de relance européen. Elle s’est vue attribuer 80 Mds € de subventions et 83 Mds € de prêts soit 11,1 % de son PIB. Elle a déjà reçu 48 Mds € de subventions en 4 versements et 340 millions d’euros de prêts. Elle vient de faire la demande d’un 5ème versement.

            Le plan de relance, de transformation et de résilience espagnol (España Puede) avait pour objectif d’accompagner la transformation numérique et climatique du pays en augmentant les investissements publics et privés (PERTE) dans des secteurs à fort potentiel de croissance.

            Il a été complété en 2021, par le Plan España 2050 qui présente la stratégie nationale à horizon 2050. Elle s’articule autour de 9 grandes thématiques déclinées en 200 objectifs chiffrés. L’objectif est d’accroitre les investissements pour combler les retards que présente encore l’Espagne par rapport à l’Europe dans certains domaines. Parmi les grands défis auxquels l’Espagne doit se confronter, sont relevés la neutralité climatique, la réduction des inégalités, l’augmentation de la productivité, l’amélioration du niveau d’éducation et la formation, le vieillissement de la population, un développement territorial équilibré, l’amélioration de la qualité de vie et l’adaptation du marché du travail.

            Finances publiques

            La dette publique espagnole reste élevée (102 % du PIB en 2024) mais le pays a quasiment retrouvé son niveau d’endettement d’avant la crise covid (98%) alors qu’il avait culminé à 120 % en 2020. De plus, le ratio de Dette/PIB est stabilisé ce qui n’est pas le cas des dettes française et italienne. Le FMI dans son article IV sur l’Espagne datant de juin 2024, se félicitait de l’amélioration continue des finances publiques et de l’engagement des autorités en faveur de la discipline budgétaire, malgré le contexte politique difficile.

            Le déficit budgétaire devrait atteindre 3 % en 2024, en baisse par rapport à 2023 (3,5 %) grâce au retrait progressif des mesures « inflation » (baisse du prix des carburants, baisse des taxes sur l’électricité, baisse de la TVA sur des produits de consommation courante). Dans son plan structurel à moyen terme, l’Espagne a demandé une extension de la période d’ajustement de 4 à 7 ans et prévoit de porter le déficit public de 3,0 % du PIB en 2024 à 0,8 % du PIB en 2031, et la dette publique de 102,5 % du PIB en 2024 à 90,6 % du PIB en 2031.

            En contrepartie de cette extension, elle s’est engagée à réaliser des investissements et réformes supplémentaires, notamment en matière d’immigration, de logement et d’amélioration du climat des affaires. En novembre, le parlement espagnol a approuvé le maintien pendant 3 années supplémentaires de la taxe exceptionnelle sur les banques mise en place en 2022 sur les résultats 2022 et 2023. En revanche, la taxe qui avait également touché les énergéticiens pour ces deux années n’a pas été prolongée. Elle a permis à l’État de percevoir 3 Mds € par an.

            Espagne dette

            Défis de l’économie espagnole

            Si l’Espagne a connu une croissance très soutenue ces dernières années, plusieurs facteurs de vulnérabilité demeurent.

            Tout d’abord, un niveau de chômage qui reste bien supérieur à la moyenne de la zone euro malgré l’amélioration récente du marché du travail. Ensuite, un niveau d’endettement public élevé, limitant les marges de manoeuvre budgétaires alors que les ressources du plan de relance européen vont décroitre dans les années qui viennent.

            La faible productivité de son tissu de petites entreprises notamment dans le secteur agricole est une des faiblesses structurelles pointées par le FMI tout comme les difficultés d’accessibilité du logement.

            Ensuite, le risque d’instabilité politique est élevé avec un gouvernement minoritaire depuis novembre 2023 qui ne peut faire passer des réformes et ses budgets qu’en comptant sur le soutien des petits partis régionaux.

            Le pays est également l’un des plus vulnérables aux effets du changement climatique en Europe. Le gouvernement a annoncé en 2023 un plan de 12 Mds € pour que le pays puisse faire face aux sécheresses qu’il subit de façon plus fréquente et plus intense. Le phénomène DANA d’octobre 2024 montre que le pays est également vulnérable à des événements climatiques extrêmes qui peuvent avoir un impact significatif sur l’activité. La Banque d’Espagne estime que les inondations de fin octobre 2024 devraient coûter à l’Espagne 0,2 % de PIB au 4ème trimestre 2024.

            Les dernières enquêtes de conjoncture laissent anticiper une croissance soutenue de l’activité et supérieure à celle des 3 autres principales économies de la zone euro en fin d’année 2024. Pour 2025, un ralentissement de la croissance est attendu, notamment du fait d’une contribution négative du commerce extérieur. En effet, les exportations de services liés au tourisme ont une capacité de croissance marginale limitée, des surcapacités se sont créées dans certains secteurs exportateurs et les importations de biens de consommation progressent. Si les perspectives apparaissent aujourd’hui un peu moins favorables pour l’économie espagnole, il faut rappeler qu’elle a surpris positivement les attentes à plusieurs reprises ces dernières années.

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