Comment le Prix Nobel d’économie 2025 éclaire les grands enjeux macrofinanciers de notre époque
Le Prix Nobel d’économie1 a été attribué cette année aux économistes Joel Mokyr, Philippe Aghion et Peter Howitt, pour « avoir expliqué comment la croissance économique pouvait être tirée par l’innovation ». Nous revenons ici très brièvement sur les travaux de ces économistes et sur la façon dont ils éclairent les grands enjeux du moment, et en particulier l’impact de l’Intelligence Artificielle sur la croissance.
Publié le 20 octobre 2025

Joel Mokyr et l’interaction entre « macro-inventions » et « micro-inventions »
Joel Mokyr est un spécialiste de l’histoire de l’économie. Il a notamment utilisé des sources historiques pour étudier les conditions qui ont permis ou non aux innovations technologiques de déclencher une phase continue de croissance économique à travers les âges. Dans une série de publications2, Joel Mokyr a montré que l’interaction entre la science et les technologies appliquées était déterminante, et que l’impact sur la croissance économique dépendait de la concrétisation des avancées scientifiques en applications concrètes et utilisables par un grand nombre.
Mokyr distingue ainsi les « macro-inventions », qui correspondent à des discontinuités technologiques radicales déterminées par un saut dans la compréhension, des « micro-inventions », plus proches de la vie quotidienne, qui correspondent à des améliorations incrémentales des technologies existantes et permettent de faire le lien entre technologie et économie. Selon lui, c’est la capacité à mettre en place un cercle vertueux entre « macro-inventions » et « micro-inventions » qui permet de stimuler la croissance économique de façon prolongée. Le Siècle des Lumières s’est par exemple caractérisé par de grandes avancées scientifiques, mais qui ne se sont pas concrétisées par des applications permettant à l’activité économique de croître de façon prolongée. Mokyr explique que c’est ce qui les a différencié de la période industrielle (c’est-à-dire à partir du début du XIXème siècle), où les économies occidentales se sont mises à croître de façon prolongée.


Ces travaux sont particulièrement pertinents de nos jours puisque les progrès des modèles d’Intelligence Artificielle (IA), en particulier d’IA générative, ont été spectaculaires ces dernières années, ce qui pourrait s’apparenter à une « macro-invention ».
Alors que l’utilisation de l’IA se diffuse progressivement dans l’économie, l’un des enjeux de notre époque est de savoir dans quelle mesure les entreprises arriveront à en tirer parti financièrement dans leurs propres domaines d’activité et donc de savoir si l’IA parviendra à soutenir durablement la croissance économique. Au premier semestre 2025, les investissements privés en logiciels et en équipement informatique ont très fortement augmenté aux Etats-Unis et ont permis de « sauver » la croissance : cette accélération a été tellement forte que ce segment qui représente 4% du PIB américain permet en réalité d’expliquer 92% de la croissance au 1er semestre.
Une partie des puces électroniques les plus perfectionnées et utilisées pour entraîner les modèles d’Intelligence Artificielle (IA) sont classées dans cette catégorie. Même s’il faut prendre en compte le fait qu’une bonne part de ces investissements est réalisée avec du matériel importé (et que la « vraie » contribution est donc moindre), on voit ici que le cycle d’investissement lié à l’IA a désormais un impact macroéconomique significatif. De la même façon, la dynamique de construction de datacenters continue à être très forte (+28% sur un an aux Etats-Unis en juin) avec le cycle global de déploiement de l’Intelligence Artificielle (IA). Cela devrait se poursuivre car les annonces d’investissements, notamment de la part des géants de la tech, sont nombreux. Dans le cas des Etats-Unis, les dépenses de construction de datacenters devraient bientôt dépasser celles de construction de bureaux classiques si les tendances se poursuivent.
Plus généralement, la contraction des dépenses de construction non-résidentielles aurait été deux fois plus forte sans les datacenters sur le premier semestre 2025. Dit autrement, le cycle de construction de datacenters permet de limiter partiellement le ralentissement de l’économie américaine. L’un des points cruciaux pour les prochains trimestres est de savoir si les Etats-Unis pourront produire suffisamment d’électricité pour accompagner la construction des datacenters.

Philippe Aghion et Peter Howitt et la « création destructrice »
Pour leur part, Philippe Aghion et Peter Howitt sont des théoriciens qui ont construit un modèle mathématique fondé sur l’idée de « destruction créatrice » proposée par Joseph Schumpeter il y a plus de 80 ans. Ce concept est relativement simple : lorsqu’un produit nouveau et de meilleure qualité arrive sur le marché, les entreprises vendant des produits plus anciens périclitent. Ainsi, l’innovation est à la fois source de création et de destruction, avec l’apparition de gagnants et de perdants. Dans le papier pour lequel ils sont récompensés3, Aghion et Howitt soulignent que les entreprises qui innovent sont motivées par la perspective de rentes de monopoles qu’elles peuvent capter une fois que leurs innovations sont brevetées mais que ces rentes seront détruites par les innovations suivantes. Leurs travaux suggèrent que les secteurs dans lesquels les processus de destruction créatrice sont les plus intenses contribuent davantage à la croissance de l’économie, ce qui a ensuite été validé empiriquement.
Là aussi, ces travaux sont très actuels. Sur les dernières années, quelques entreprises américaines du secteur numérique très innovantes, essentiellement américaines, ont connu une croissance et un succès extraordinaires, chacune dans sa spécialité. Ces sociétés dominent chacune à leur manière des segments de l’économie numérique et certaines se trouvent parfois dans une situation qui évoque le monopole décrit par Aghion et Howitt. Cela s’est produit dans un cadre où la concurrence aux États-Unis s’est fortement affaiblie au XXIème siècle dans la plupart des secteurs4. En conséquence, au cours des années 2010, elles sont progressivement devenues les plus grosses capitalisations boursières des Etats-Unis. Apple est devenue en 2018 la première entreprise du monde valorisée à plus de 1 000 milliards de dollars, en 2020 la première à 2 000 milliards, en 2023 la première à 3 000 milliards et c’est Nvidia qui est devenue la première à être valorisée à plus de 4000 milliards en 2025.
L’une des méthodes utilisées par ces sociétés technologiques pour accroître leurs parts de marché et éviter d’être disruptées elles-mêmes a été de racheter des entreprises plus petites et plus jeunes, avant que ces dernières ne deviennent des rivales5. Il faut dire que la concentration dans le marché numérique peut avoir des avantages liés aux « effets de réseau » : plus le réseau est large, plus la probabilité est grande que les participants puissent interagir les uns avec les autres. Mais la concentration peut aussi mener à des inconvénients significatifs (possibilité d’augmentation de prix, réduction de choix, qualité moindre, finalement moins d’innovation, etc.).
Quoi qu’il en soit, la théorie formulée par Aghion et Howitt permet d’éclairer les mécanismes qui ont mené à la concentration de plus en plus forte observée sur les marchés boursiers ces dernières années : les Magnificent seven représentent désormais environ 35% de la capitalisation du S&P 500. Les conséquences sont d’ordre macroéconomique puisque les Magnificent seven, motivées par le fait de garder leur avantage compétitif, ont été à l’origine de plus de 77% des dépenses en capital des entreprises du S&P 500 sur les 18 derniers mois.


Les travaux des économistes récompensés par le Prix Nobel d’économie 2025, même s’ils datent parfois de plusieurs décennies (comme de coutume pour ce genre de récompenses), permettent de mieux comprendre les grands enjeux macrofinanciers de notre époque et en particulier la dynamique d’innovation liée à l’Intelligence Artificielle (IA).
La vitesse de diffusion des innovations a beaucoup varié depuis le XIXème siècle mais celle de l’IA est l’une des plus rapides jamais observées. Dans un monde vieillissant, l’impact de l’IA sur la croissance économique constitue un enjeu central et les trois récipiendaires du Prix Nobel 2025 se montrent assez optimistes sur le sujet. Quoi qu’il en soit, il est absolument essentiel de toujours essayer de prendre du recul sur les phases de mutations technologiques.
Ce prix trouve un écho particulier chez CPRAM, spécialiste de l’investissement thématique, qui a fait de l’identification et de l’étude des innovations techniques et scientifiques un élément clef de sa gestion.
1 - Plus précisément le Prix de la Banque de Suède en sciences économiques.
2 - Mokyr, J. (1990). The lever of riches: Technological creativity and economic progress. Oxford, U.K.: Oxford University Press. Mokyr, J. (2002). The gifts of Athena: Historical origins of the knowledge economy. Princeton, New Jersey, U.S.: Princeton University Press.
3 - Aghion, Philippe, and Peter Howitt. 1992. “A Model of Growth Through Creative Destruction." Econometrica 60, no. 2: 323-351.
4 - Voir le livre Les Gagnants de la concurrence : Quand la France fait mieux que les États-Unis de l’économiste Thomas Philippon.
5 - Voir le papier récent Jin G., M. Leccese, L. Wagman et Y. Wang, 2025, « Serial acquisitions in tech », NBER working paper n°34178.