Marchés et stratégies

Globalisation, déglobalisation et autonomie stratégique européenne

Depuis quelques années, le terme de « déglobalisation » ou encore « démondialisation » est devenu très populaire. Pourtant, s’il est vrai que le poids des échanges commerciaux calculé en % du PIB mondial a un peu baissé ces dernières années, il reste historiquement élevé. La mondialisation est donc loin d’être morte. Toutefois, on a pu observer ces dernières années de grandes perturbations sur les chaînes d’approvisionnement et la naissance de tensions importantes entre grandes puissances.

Publié le 20 septembre 2023

cpram

Juliette Cohen

Senior Stratégiste

Bastien Drut
Responsable des Etudes et de la Stratégie

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La globalisation a d’abord joué un rôle d’absorbeur de chocs

La vague de mondialisation qui a commencé dans les années 1980 a souvent été qualifié de « troisième vague de mondialisation ». Elle s’est caractérisée par une intensification du commerce international de marchandises. De nombreux pays pauvres, qui n’étaient jusque-là pas intégrés économiquement au reste du monde, ont rejoint les marchés mondiaux de biens et services. Cette phase de globalisation a été extrêmement rapide et la part du commerce international dans le PIB mondial a dépassé 60 % en 2008, ce qui n’était jamais arrivé auparavant. Cette vague a connu des accélérations notables lors de deux événements en particulier.

Le premier a consisté en la fin de la guerre froide, avec la chute de l’URSS. Le second a été l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en décembre 2001, ce qui a consacré son retour dans le système commercial international.

De nombreux accords de libre-échange (bilatéraux ou plus larges) ont été signés, avec pour objectif de favoriser le commerce international, en diminuant les droits de douane et les contrôles douaniers mais également en supprimant les réglementations nationales susceptibles de gêner l’importation des biens, des services, de la main-d’œuvre et des capitaux étrangers. On peut penser à l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui a supprimé la plupart des droits de douane entre le Canada, les États-Unis et le Mexique à partir de 1994. D’ailleurs, on constate à partir de cette date une baisse continue des droits de douane moyens appliqués au niveau mondial. Face aux difficultés rencontrées par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui succéda au GATT en avril 1994 pour gérer les différends commerciaux, les accords internationaux se sont multipliés : le nombre d’accords de libre-échange en vigueur passant de 28 en 1990 à plus de 350 en 2022. L’intégration dans les échanges commerciaux mondiaux des pays émergents, dont beaucoup étaient encore très pauvres constitue l’élément caractéristique de la troisième vague de mondialisation, qui a commencé dans les années 1980. Leur intégration, et notamment celle de la Chine, a bouleversé le paysage des échanges et des chaînes de production mondiales.

Ainsi, la globalisation a joué un rôle d’« absorbeur de chocs  » sur les dernières décennies, puisque l’offre de travail est devenue si abondante et les capacités de production si larges que même les périodes de forte augmentation de la demande n’ont pas conduit à des pressions haussières persistantes pour les prix et les salaires1 . Elle a contribué à réduire la volatilité économique et a ainsi rendu possible, entre autres facteurs, la phase de Grande modération (généralement associée à la période allant du milieu des années 1980 jusqu’à la crise financière de 2008).

Mais la globalisation a mené à un certain nombre de problèmes et de dépendances

Il est désormais bien établi que la « 3ème vague de mondialisation » a conduit à un creusement des inégalités dans les pays développés. Elle s’est soldée par un transfert d’une grande partie de l’activité industrielle des pays développés vers les pays émergents, qui bénéficiaient d’une main-d’œuvre abondante et bon marché, en particulier en Asie, avec pour conséquence le développement d’un chômage important dans les pays développés. La situation de l’emploi s’est dégradée dans les régions de ces pays qui étaient les plus exposées à la concurrence des importations chinoises (moins d’emplois, moins de participation au marché du travail, pression à la baisse sur les salaires). Les pays occidentaux se sont largement désindustrialisés, notamment à cause des délocalisations. Ce phénomène a été baptisé, par certains chercheurs, le « China shock ». Selon les travaux de l’économiste Clément Malgouyres2 , la hausse des importations chinoises aurait entraîné la destruction de 270 000 emplois en France entre 2001 et 2007, dont 90 000 dans l’industrie. Aux Etats-Unis, des estimations évoquent une perte de 2,0 à 2,4 millions d’emplois sur la période allant de 1999 à 20113 . La désindustrialisation a aussi été synonyme d’une perte en compétences sur le long terme, qui est un frein au rapatriement de certaines activités.

Comme l’explique l’ancien chef économiste de la Banque mondiale Branko Milanovic, « Les gains de la mondialisation n’ont pas été équitablement répartis » et celle-ci a produit des « gagnants » (ceux qui possédaientle capital des multinationales et une grande partie de l’Asie émergente) et des « perdants » (notamment les classes moyennes et les moins favorisés des pays riches). Cela a contribué à l’augmentation desinégalités au sein des pays développés4 et cela a donné naissance à des critiques récurrentes de la mondialisation, parfois récupérées par des mouvements populistes (cf le livre Trade wars are class wars de Matthew Klein et Michael Pettis).

Par ailleurs, la fragmentation croissante de la production à l’intérieur des chaînes d’approvisionnement a été une caractéristique marquante de la mondialisation. Comme l’indique la Banque mondiale5 : « Les pièces et les composants ont commencé à sillonner le monde car les entreprises cherchaient à faire des économies là où elles le pouvaient ». Certes, l’intégration commerciale croissante et la hausse de la participation des pays producteurs à bas coûts à la production mondiale ont eu un effet désinflationniste direct. Mais le moins que l’on puisse dire est que la crise COVID a montré la fragilité des chaînes de valeur mondiales : fermetures des frontières, restrictions sanitaires de différents ordres (par exemple, arrêt temporaire de la circulation de travailleurs saisonniers), fermetures d’usines, fermetures de ports etc. Ainsi, de nombreux maillons des chaînes de valeur ont dû s’arrêter, de façon plus ou moins longue. Des goulets d’étranglement et des pénuries en tout genre ont été observés (demande en hausse, offre en baisse) et les prix ont fortement augmenté.

Ainsi, la crise COVID a montré de façon éclatante les conséquences néfastes pour les pays développés d’une désindustrialisation trop rapide. Leur incapacité à produire rapidement des masques, des gants, des ventilateurs ou encore des vaccins pour faire face à l’épidémie a exposé au grand jourles dangers de dépendancestrop lourdes au système international. On pourrait ajouter à cela la très (trop ?) forte dépendance de l’industrie européenne aux semi-conducteurs : la production automobile allemande était en 2022 26% en deçà de ce qu’elle était en 2019, qui était la dernière année pleine avant la crise COVID.

Dans ce contexte, l’impératif pour l’europe de renforcer son autonomie stratégique

Dans un discours prononcé en avril 2022, la présidente de la BCE Christine Lagarde a expliqué que la globalisation avait changé de nature avec la pandémie et elle a évoqué trois grandes transitions du commerce mondial6 :

  • La transition de la dépendance vers la diversification. Les entreprises vont chercher à ne pas rester dépendantes de chaînes d’approvisionnement linéaires et à diversifier leurs fournisseurs ainsi qu’à faire des réserves des inputs essentiels. A la fin de l’année 2021, près de la moitié des entreprises mondiales avaient diversifié leur base de fournisseurs et moins de 15% d’entre elles fonctionnaient encore sur le modèle du « just in time »7.
  • La transition de l’efficacité à la sécurité. Lesentreprises globales auront toujours des incitations à organiser la production là où les coûts sont les plus faibles mais des impératifs géopolitiques pourront restreindre le périmètre dans lequel elles pourront le faire. Des zones devront de plus en plus se fournir auprès d’un ensemble plus limité de fournisseurs considérés comme fiables et avec le même alignement d’intérêts stratégiques.
  • La transition de la globalisation à la régionalisation. Le prix d’une plus grande sécurité peut prendre la forme d’une moindre participation commerciale avec des acteurs éloignés et des coûts de transaction plus élevés. Dans un environnement géopolitique plus incertain, les marchés internationaux peuvent ne plus être aussi ouverts et fiables qu’auparavant. La possibilité de pouvoir répondre à une hausse imprévue de la demande en « faisant tourner » ses partenaires commerciaux peut devenir plus limitée. Dans le cas où l’ordre ne serait pas restauré en ce qui concerne les règles commerciales au niveau mondial, la régionalisation permettrait aux pays de récréer certains des bénéfices de la globalisation à une plus faible échelle, afin de limiter les coûts. 

Pour Christine Lagarde, alors que la globalisation avait eu un caractère absorbeur de chocs jusqu’à la crise COVID, il est désormais possible que cela soit l’inverse : « il y a de signes que l’économie mondiale devienne de plus en plus une source de chocs pour l’Europe, plutôt qu’un stabilisateur contre la volatilité. […] À l’avenir, la volatilité importée devrait augmenter, pas baisser. »

    C’est pourquoi il est nécessaire pour les pays européens de travailler ensemble sur les grands dossiers stratégiques8 : « dans la mesure où la géopolitique conduit à une fragmentation de l’économie mondiale en blocs concurrents, cela appelle une plus grande cohésion politique. En ne compromettant pas son indépendance, mais en reconnaissant l’interdépendance entre les politiques et en voyant comment chacun peut atteindre son objectif au mieux si celui-ci est aligné sur un objectif stratégique. Nous pourrions en voir les avantages en particulier en Europe, où l’effet multiplicateur d’une action commune dans des domaines tels que la politique industrielle, la défense et l’investissement dans les technologies vertes et numériques est bien supérieur à celui des États membres agissant seuls. »

      La crise COVID semble avoir profondément changé la nature de la globalisation : alors qu’elle était un absorbeur de chocs jusque-là, c’est beaucoup moins le cas aujourd’hui et peut-être même le contraire. Dans un contexte de déséquilibres commerciaux très importants (notamment vis-à-vis de la Chine), les tensions entre grandes puissances et la compétition pour les ressources stratégiques font qu’il est désormais indispensable pour les pays européens de développer et de renforcer leur autonomie stratégique.

        1. Voir par exemple Schnabel I., « Monetary policy and the Great Volatility », discours prononcé à la conférence de Jackson Hole, 2022.
        2. Malgouyres C., 2018, « Les effets de la concurrence desimportations chinoisessur la structure locale de l’emploi et dessalaires en France », Rue de la Banque n°57, Banque de France.
        3. . Autor D., D. Dorn et G. Hanson, 2016, « The China Shock: Learning from Labor Market Adjustment to Large Changes in Trade”, Annual Review of Economics, Vol. 8.
        4.  Lang V. et M. Mendes Tavares, 2018, “The Distribution of Gains from Globalization”, IMF Working Paper.
        5.  Banque mondiale, 2020, Rapport sur le développement dans le monde 2020.
        6. Lagarde C., « A new global map: European resilience in a changing world”, discours prononcé le 22 avril 2022.
        7.  Economist impact, 2022, « Trade in transition 2022 ».
        8.  « Central banks in a fragmented world », avril 2023.

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