Intelligence Artificielle : un accélérateur de la croissance économique ?
Les progrès récents de l'intelligence artificielle (IA) pourraient entraîner des mutations profondes dans de nombreux secteurs et avoir un impact sur l'activité économique de diverses manières.
Publié le 15 novembre 2024
On confère volontiers à l’IA des caractéristiques très différentes des précédentes innovations technologiques. Mais va-t-elle provoquer une accélération soutenue de la croissance économique globale en réorganisant les marchés du travail et en accroissant la productivité ? Va-t-elle améliorer la productivité du travail ou entraîner le reclassement de certains travailleurs ? Ces enjeux sont essentiels pour de nombreux secteurs car ils pourraient attirer davantage d'investissements, mais aussi pour la politique économique. Une productivité globalement plus élevée et une croissance plus forte offriraient en effet aux États une plus grande latitude pour relever les défis existants, comme le vieillissement de la population, l’augmentation des inégalités et la reconversion de certains travailleurs.
Selon les économistes, quel sera l'impact global de l'IA ?
En règle générale, les économistes modélisent la croissance potentielle du PIB comme une fonction des apports en capital (K) et en travail (L), et de l'efficacité du processus de production (productivité), qui s’exprime comme suit (fonction de production dite de Cobb Douglas) :
Y=A La K1-a
Plus les facteurs de production sont importants/plus la productivité est élevée, plus ils contribuent à accroître la production. L'IA pourrait se répercuter sur la croissance non seulement via une productivité accrue, mais aussi via son incidence directe sur le travail et le capital. En outre, l'impact de l'IA à court terme pourrait être très différent de son incidence à longue échéance.
Le schéma ci-dessous établit une distinction approximative entre les impacts à court et à long terme.
L’IA et le facteur capital : un nouveau cycle de « destruction créatrice » ?
Les investissements en capital constituent une dimension clé du déploiement de l'IA. Selon un rapport récemment publié par McKinsey (« The State of AI »), l'adoption de l'IA était 2,5 fois plus élevée en 2022 qu'en 2017. En 2017, 20 % des sondés avaient déclaré adopter l'IA dans au moins un domaine d'activité, contre 50 % en 2022. Les montants investis dans l'IA ont donc augmenté en parallèle de son adoption croissante. Si en 2017, 40 % des sondés appartenant à des organisations utilisant l'IA avaient déclaré que plus de 5 % de leurs budgets numériques étaient consacrés à cette technologie, la proportion est aujourd'hui de plus de 50 %, et 63 % s’attendent à ce que leur organisation augmente ses investissements en la matière au cours des trois prochaines années.
Le total des investissements dans l'IA augmente de manière exponentielle, y compris dans l'IA générative. Un autre rapport de McKinsey relatif à l'IA générative indique que « le financement de l'IA générative, même s’il ne représente encore qu'une fraction de l'investissement total dans l'intelligence artificielle, est important et augmente rapidement, avec un total de 12 milliards de dollars rien que sur les cinq premiers mois de 2023. Le capital-risque et d’autres sources externes d’investissement privé dans l'IA générative ont enregistré en moyenne un taux annuel de croissance composé de plus de 70 % par an entre 2017 et 2022. Au cours de la même période, les investissements dans l'intelligence artificielle ont globalement augmenté de 29 % par an, mais à partir d'une base plus élevée. »
Il est particulièrement intéressant de constater que les investissements dans l'IA s’étendent à tous les secteurs, passant de l'industrie manufacturière aux services, en particulier dans le sillage de la vague des dernières solutions. En 2018, selon le rapport « the State of AI » de McKinsey, « la fabrication et la gestion du risque étaient les deux fonctions auxquelles le plus de personnes interrogées attribuaient un potentiel de création de valeur à l’IA ». En 2022, le rapport observe que « les impacts les plus marqués sur les chiffres d’affaires concernent les métiers du marketing et des ventes, du développement de produits et de services et de la stratégie et du financement d'entreprise ». Cette montée en puissance des investissements dans l'IA accroît déjà la production des secteurs les plus impactés, alors que l’augmentation du capital par travailleur finira probablement par stimuler la croissance potentielle future.
Bien qu’ils soient impressionnants, il faudra beaucoup de temps à ces taux de croissance pour modifier sensiblement le stock de capital dans la plupart des économies. L’évolution du stock de capital dépend de deux facteurs : le stock de capital à l'instant t est la somme du stock de capital disponible à (t-1) moins la dépréciation du capital liée à la détérioration et à l'obsolescence et aux incréments (nouveaux investissements). La hausse du stock de capital global se traduira par une augmentation du capital par travailleur et, toutes choses étant égales par ailleurs, une croissance potentielle plus élevée.
Une dynamique d'innovation soutenue et l’évolution de ces nouvelles technologies d'IA pourrait nettement accroître le taux de dépréciation (la vitesse à laquelle le capital existant peut devenir obsolète) par rapport au passé. Cela imposerait des niveaux d'investissement croissants pour maintenir le capital par travailleur inchangé et augmenterait le coût du capital pour un niveau donné d'épargne disponible dans l'économie. L'impact à court terme pourrait donc varier fortement d'un secteur à l'autre. Il s’agit du fameux processus de « destruction créatrice », popularisé par l’économiste Joseph Schumpeter.
L'impact de l’IA sur le marché du travail : flou à court terme, nécessaire à long terme ?
Si les toutes dernières solutions d’IA générative font beaucoup parler, il faut savoir qu’il existe différents types d'IA utilisés tout au long de la chaîne de valeur, et que certains sont utilisés depuis bien longtemps :
- les technologies dite « avec un humain dans la boucle » : logiciels, systèmes et machines aidant le travailleur (à exécuter des tâches de meilleure manière et plus efficacement, en se libérant du temps pour des activités à plus forte valeur ajoutée) ;
- les technologies « sans humain dans la boucle » : processus d'automatisation (par exemple, la robotique) qui suppriment/se substituent à la main-d'oeuvre.
Par conséquent, à courte échéance, le débat sur le rôle de « substitut ou de complément » de l’IA au travail humain semble inutile, puisqu’elle peut avoir les deux impacts à la fois. Les toutes dernières solutions d'IA marquent une véritable inflexion par rapport aux mutations technologiques passées, en passant de l’« automatisation physique » (axée sur les emplois physiques ou les tâches cognitives routinières), à l’« automatisation cognitive », qui impacte les emplois créatifs et intellectuels. Ce ne sont plus seulement les travailleurs les moins bien rémunérés qui sont menacés, mais aussi de nombreuses professions parmi les mieux rétribuées.
Une étude récente de la BCE1 montre qu'environ 25 % de tous les emplois dans les pays européens concernent des métiers fortement exposés à l'automatisation liée à l'IA, mais que « le degré d'exposition constitue autant une opportunité qu’un risque ». Pour certains emplois, tout dépendra de la capacité des technologies basées sur l'IA à remplacer la main-d'oeuvre ou à compléter son apport. »
Cette étude montre que l'alarmisme suscité par l'impact de l'IA sur le marché du travail est « largement exagéré ». En effet, elle montre qu'en Europe, lors des années 2010, les sous-secteurs les plus exposés aux IA de deep learning (traitement du langage, reconnaissance d'images, recommandations basées sur des algorithmes, détection des fraudes, etc.) ont vu leur poids dans l'emploi total... augmenter. Pour les travailleurs peu ou moyennement qualifiés, l'exposition à l'IA n'a donc pas eu d'incidence sur l'emploi. A l’inverse, concernant les postes hautement qualifiés, l'exposition à l'IA a eu un effet positif significatif en matière d’emploi. En moyenne, l'exposition à l'IA a également des répercussions positives sur l'emploi des jeunes. Et aucun impact significatif n'a été observé sur les salaires. En conclusion, les économistes de la BCE estiment qu'il est trop tôt pour rendre un verdict définitif.
La requalification des travailleurs va toutefois prendre une importance accrue puisque certaines compétences pourraient devenir obsolètes ou être adaptées pour fonctionner en conjonction avec l'IA. Les précédents historiques montrent que les innovations technologiques qui remplacent dans un premier temps des travailleurs ont généralement tendance à accélérer la croissance de l'emploi à plus long terme (cf. l’analyse de Goldman Sachs) et que les travailleurs perdant leur emploi peuvent en trouver un nouveau, avec en moyenne une augmentation de leur revenu. Selon nous, le présent pourrait faire écho avec le passé : d'une part, comme avec toute révolution technologique majeure, des travailleurs seront remplacés, mais d'autre part, la mutation technologique en cours nécessitera également de nouveaux emplois qui n'existent pas encore. Toutefois, en fonction de l'ampleur et de la rapidité de l'adoption de l'IA et du cadre réglementaire qui prévaudra, les bouleversements à court terme sur le marché du travail restent très incertains.
Malgré les ruptures qu’elle va introduire à court terme, l’IA pourrait également permettre de relever le défi démographique, en particulier dans les pays développés et dans certains des plus grands pays émergents.
En zone euro, par exemple, la population en âge de travailler diminue de plus d'un million de personnes par an. Le Japon, la Chine et la Corée du Sud connaissent également la même difficulté. L'IA pourrait combler ce déficit de « travailleurs manquants » et, dans le même temps, accroître la productivité du travail. Daron Acemoglu et Pascual Restrepo (Review of Economic Studies2) ont identifié des preuves empiriques solides démontrant que les pays où le vieillissement est le plus rapide ont investi davantage dans les nouvelles technologies de robotisation et d'automatisation. Ils montrent par ailleurs que le facteur « vieillissement » explique à lui seul environ 35 % des écarts d'investissement dans la robotique entre pays, et que ceux où ce phénomène est le plus palpable investissent également plus que les autres dans d'autres technologies d'automatisation.
L’IA et son impact sur la productivité : massif, mais quand ?
Le principal déterminant de la croissance à long terme est la productivité. Aux États-Unis, entre la Seconde Guerre mondiale et le début des années 1970, la croissance de la productivité du travail a été en moyenne de plus de 3 % par an. Au début des années 1970, la croissance de la productivité a nettement ralenti, avant de se redresser dans les années 1990 et de connaître une nouvelle baisse spectaculaire depuis le début des années 2000.
Il existe trois manières d’accroître la croissance de la productivité : améliorer la qualité du travail, augmenter le capital par travailleur ou améliorer l’adéquation du travail et du capital (productivité totale des facteurs). L’augmentation de la productivité durant les années 1990, qui a duré une décennie, était principalement due à des investissements massifs dans les ordinateurs et les communications, qui ont amélioré à la fois la productivité totale des facteurs et l'intensité capitalistique. Comme le montre l'encadré ci-dessous, la diffusion des nouvelles technologies n'est pas toujours fluide, car elle peut se heurter à de nombreux obstacles et les gains de productivité à l’échelle globale de l'économie peuvent prendre beaucoup de temps à se matérialiser.
Comme dans les années 1990, l'IA pourrait sensiblement accroître la productivité totale des facteurs dans toute l'économie, en raison de sa capacité à impacter de nombreux secteurs d’activité et ce via de multiples canaux, comme le marché du travail, l'investissement et la productivité.
L’impact économique de ces nouvelles technologies peut en partie être mesuré (par exemple, les nouveaux emplois créés par rapport aux emplois détruits, les dépenses de R&D et les investissements dans l'IA), mais les statistiques officielles peuvent ne pas rendre pleinement compte de l'augmentation de la productivité, par exemple dans le secteur des services et pour les métiers du savoir.
Selon nous, l'adoption de l'IA se fera en trois phases :
- « Visibilité limitée » : une première phase caractérisée par une innovation dynamique et une accumulation de capital, mais une visibilité limitée de l'impact sur la productivité ; pas d'adoption généralisée et des bienfaits en termes de productivité partiellement compensés par des pertes dans certains secteurs.
- « Diffusion élargie » : la deuxième phase, une fois que les coûts d'utilisation et d'investissement dans les nouvelles technologies diminuent, le déploiement se généralise et les gains de productivité s'étendent à l'ensemble de l'économie. Des divergences peuvent subsister, mais les avantages sont plus visibles.
- « Normalisation » : la troisième phase, avec des bienfaits marginaux issus de l'adoption des nouvelles technologies et une croissance de la productivité qui s'atténue, renouant très probablement avec une tendance à long terme.
Il est difficile d'estimer l'impact potentiel sur la productivité. Les nouvelles recherches menées sur l'estimation des effets de l'IA sur la productivité sont en grande partie spécifique au secteur. Selon les études axées les progrès les plus récents de l'IA générative - l'impact sur les travailleurs du savoir - l'IA pourrait améliorer la productivité de 10 à 20 %. Ces résultats se limitent toutefois à des emplois ou des secteurs spécifiques et ne peuvent être extrapolés à l'ensemble de l’économie. D’autres obstacles - comme des facteurs sociaux et politiques, ainsi que des barrières économiques - pourraient limiter la diffusion et l'adoption rapides de l’IA dans les différents pays.
Comment le contexte influence-t-il la diffusion des innovations ?
En règle générale, la vitesse à laquelle les innovations se propagent dans la société dépend non seulement de leurs avantages intrinsèques, mais aussi de l'environnement social et économique au sens large. Au début du 21è siècle, on a souvent affirmé que le faible niveau d’adoption des innovations technologiques était l'une des principales causes de l’augmentation atone de la productivité (le fameux « paradoxe de la productivité »)3 . Le degré d’adoption des nouvelles technologies par les entreprises dépend de facteurs humains (compétences managériales et ambition stratégique, niveau de formation des employés, adéquation de leurs compétences) mais aussi de facteurs de marché (barrières à l'entrée et à la sortie, restrictions commerciales, capacité à financer les innovations, existence des infrastructures nécessaires au déploiement des innovations, incitations fiscales, obstacles bureaucratiques)4. Des phénomènes similaires freinent l'adoption des nouvelles technologies par les particuliers.
Les politiques publiques visant à lever ces obstacles (plans de formation, financements plus aisés, subventions, développement des infrastructures, etc.) peuvent contribuer à accélérer leur diffusion, mais cela impose souvent un alignement des intérêts publics et privés. Dans certains domaines, comme la transition énergétique ou l'autonomie stratégique, par exemple, les différents acteurs devront absolument coopérer. L’un des principaux obstacles à l'adoption de l'IA est l’intensité énergétique très élevée des modèles d'IA générative. Selon des recherches récentes4, la formation de GPT-3, qui est un programme d'IA à usage général capable de générer du langage et ayant de nombreuses applications différentes, a nécessité 1 287 gigawattheures, soit environ la consommation d'électricité de 120 foyers américains en un an.
Cet apprentissage a généré 502 tonnes d'émissions carbone, soit l'équivalent annuel des émissions de 110 voitures aux États-Unis. Autre mesure intéressante, celle fournie par Google, dont les chercheurs ont constaté que l'intelligence artificielle représentait 10 à 15 % de la consommation totale d'électricité de l'entreprise, qui était de 18,3 térawattheures en 2021. Autrement dit, l'IA de Google consomme environ 2,3 térawattheures par an, soit à peu près autant d'électricité que tous les foyers d'une ville de la taille d'Atlanta.
L’IA induit également des inquiétudes sur le plan politique s’il jamais il faisait l’objet d’une utilisation abusive, sans compter les questions complexes relatives à sa réglementation afin de limiter son potentiel de manipulation.
Conclusion
À long terme, l'IA sera inévitablement adoptée à très grande échelle et aura un impact positif sur la productivité et la croissance économique. Tous les investisseurs doivent en avoir conscience. Elle pourrait largement profiter aux pays où la main-d'oeuvre devrait diminuer. Les investisseurs doivent également comprendre que l'IA va introduire des ruptures brutales à court terme et qu'elle pèsera sur la rentabilité et les performances financières de nombreux secteurs.
Elle imposera par ailleurs aux États de gérer de manière scrupuleuse le type d’emplois détruits et de mettre en oeuvre les politiques de requalification nécessaires. Même s’il sera complexe de composer avec les problématiques soulevés par l’IA à court et à moyen terme, savoir profiter de ses avantages à long terme offrira des perspectives prometteuses.
1. ECB, “Reports of AI ending human labour may be greatly exaggerated", ECB research bulletin n°113.
2. Acemoglu D. and P. Restrepo, 2022, “Demographics and automation”, Review of Economic Studies, vol. 89(1).
3. Acemoglu, Daron, David Autor, David Dorn, Gordon H. Hanson, and Brendan Price. 2014. "Return of the Solow Paradox? IT, Productivity, and Employment in US Manufacturing." American Economic Review, 104 (5): 394-99. Andrews, D. C. Criscuolo and P. Gal (2016), “The Best versus the Rest: The Global Productivity Slowdown, Divergence across Firms and the Role of Public Policy”, OECD Productivity Working Papers, No. 5.
4. OECD, 2018, “Digital technology diffusion: a matter of capabilities, incentives or both?”, Economics Department working paper n°1476. Patterson D. et al., 2021, “Carbon emissions and large neural network training”.